Coronavirus (2) : Monsieur le président, je vous fais une lettre… (avec Annie Ernaux)

Posté le par dans Ca presse

 Reportage de Jean-François Cullafroz-Dalla Riva, journaliste professionnel honoraire, carte de presse 49272, correspondant du Courrier (quotidien à Genève)

Dans la lettre qu'elle nous livre, Annie Ernaux œuvre pour notre mémoire collective ( © DR/Folio-Gallimard ).

Dans la lettre qu’elle nous livre, Annie Ernaux œuvre pour notre mémoire collective ( © DR/Folio-Gallimard ).

Voilà plusieurs jours que je tente d’écrire un billet qui se projette sur l’avenir, l’après-pandémie… Pour que demain ne recommence pas comme hier, avec sa course folle au profit, au toujours-plus… Pour que notre futur commun permette de concilier pourvoir de vivre et pouvoir d’agir, fin du mois et fin du monde… Et puis, ce matin sur le programme commun à France Culture et France Inter, j’ai entendu une lettre de l’écrivaine Annie Ernaux lue par Augustin Trapenard. Elle disait mieux que je ne l’aurais fait ce que je pensais. Je vous livre son message. Merci Annie et merci Augustin !

Animateur de l'émission Boomerang, le journaliste et critique littéraire Augustin Trapenard livre chaque matin à 8h54 une "lettre d'intérieur" sur France Inter ( © DR/Wikipédia ).

Animateur de l’émission Boomerang, le journaliste et critique littéraire Augustin Trapenard livre chaque matin à 8h54 une « lettre d’intérieur » sur France Inter ( © DR/Wikipédia ).

 » Annie Ernaux est écrivain. Elle vit à Cergy, en région parisienne. Son œuvre oscille entre l’autobiographie et la sociologie, l’intime et le collectif. Dans cette lettre adressée à Emmanuel Macron, elle interroge la rhétorique martiale du Président », dit Augustin Trapenard.

Depuis un demi-siècle, cette auteure ne cesse d’explorer, à travers l’écriture, son expérience vécue, mais aussi celle de sa génération, de ses parents, des femmes, des anonymes et des oublié.e.s, des autres, comme lors du mouvement des Gilets jaunes ( © DR/Gallimard ).

Depuis un demi-siècle, cette auteure ne cesse d’explorer, à travers l’écriture, son expérience vécue, mais aussi celle de sa génération, de ses parents, des femmes, des anonymes et des oublié.e.s, des autres, comme lors du mouvement des Gilets jaunes ( © DR/Gallimard ).

Lettre d’Annie Ernaux

Cergy, le 30 mars 2020

Monsieur le Président,

« Je vous fais une lettre/ Que vous lirez peut-être/ Si vous avez le temps ». À vous qui êtes féru de littérature, cette entrée en matière évoque sans doute quelque chose. C’est le début de la chanson de Boris Vian Le déserteur, écrite en 1954, entre la guerre d’Indochine et celle d’Algérie. Aujourd’hui, quoique vous le proclamiez, nous ne sommes pas en guerre, l’ennemi ici n’est pas humain, pas notre semblable, il n’a ni pensée ni volonté de nuire, ignore les frontières et les différences sociales, se reproduit à l’aveugle en sautant d’un individu à un autre. Les armes, puisque vous tenez à ce lexique guerrier, ce sont les lits d’hôpital, les respirateurs, les masques et les tests, c’est le nombre de médecins, de scientifiques, de soignants.

Or, depuis que vous dirigez la France, vous êtes resté sourd aux cris d’alarme du monde de la santé et  ce qu’on pouvait lire sur la  banderole  d’une manif  en novembre dernier –L’état compte ses sous, on comptera les morts – résonne tragiquement aujourd’hui. Mais vous avez préféré écouter ceux qui prônent le désengagement de l’État, préconisant l’optimisation des ressources, la régulation des flux,  tout ce jargon technocratique dépourvu de  chair qui noie le poisson de la réalité. Mais regardez, ce sont les services publics qui, en ce moment, assurent majoritairement le fonctionnement du pays :  les hôpitaux, l’Éducation nationale et ses milliers de professeurs, d’instituteurs si mal payés, EDF, la Poste, le métro et la SNCF. Et ceux dont, naguère, vous avez dit qu’ils n’étaient rien, sont maintenant tout, eux qui continuent de vider les poubelles, de taper les produits aux caisses, de  livrer des pizzas, de garantir  cette vie aussi indispensable que l’intellectuelle,  la vie matérielle.

Le 1er mai 2017 à Lyon, quelques jours avant le 2e tour de l'élection présidentielle, des manifestants lyonnais mettaient en garde ( © Pierre Nouvelle ).

Le 1er mai 2017 à Lyon, quelques jours avant le 2e tour de l’élection présidentielle, des manifestants lyonnais mettaient en garde ( © Pierre Nouvelle ).

Choix étrange que le mot « résilience », signifiant reconstruction après un traumatisme. Nous n’en sommes pas  là. Prenez garde, Monsieur le Président, aux effets de ce temps de confinement, de bouleversement du cours des choses. C’est un temps propice aux remises en cause. Un temps   pour désirer un nouveau monde. Pas le vôtre ! Pas celui où les décideurs et financiers reprennent  déjà  sans pudeur l’antienne du « travailler plus », jusqu’à 60 heures par semaine.

Nous sommes nombreux à ne plus vouloir d’un monde  dont l’épidémie révèle les inégalités criantes, Nombreux à vouloir au contraire un monde  où les besoins essentiels, se nourrir sainement, se soigner, se loger, s’éduquer, se cultiver, soient garantis à tous, un monde dont les solidarités actuelles montrent, justement, la possibilité.

Sachez, Monsieur le Président, que nous ne laisserons plus nous voler notre vie,  nous n’avons qu’elle, et  « rien ne vaut la vie » –  chanson, encore, d’Alain  Souchon. Ni bâillonner durablement nos libertés démocratiques, aujourd’hui restreintes, liberté qui  permet à ma lettre – contrairement à celle de Boris Vian, interdite de radio – d’être lue ce matin sur les ondes d’une radio nationale.  »

Annie Ernaux

(à suivre)

Notre prochain article : Coronavirus (3) : Et pendant ce temps, en Syrie, une autre guerre se poursuit…

2 commentaires

  1. Claude Milly 30 mars 2020 à 9 h 40 min

    Merci Madame d’exprimer aissi clairement la volonté populaire, de redonner l’Espoir pour demaiin, « nous ne sommes pas rien…soyons tout… »

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