Après l’assassinat de Samuel Paty : des journalistes révoltés (2)

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Depuis quinze jours, l’assassinat de Samuel Paty a réintroduit la question des religions dans une société laïque, avec au premier plan leur instrumentalisation intégriste et terroriste ( © Pierre Nouvelle ).

Par Jean-François Cullafroz-Dalla Riva, journaliste professionnel honoraire, carte de presse 49272, correspondant du Courrier (quotidien à Genève)

Avec les policiers, gendarmes, et journalistes, amateurs de concerts et clients de supermarché…, ce sont près de 230 personnes qui ont été victimes du terrorisme islamiste depuis le début 2002 en France ( © Pierre Nouvelle/DR Charlie Hebdo ).

Pour Pierre Marin, ex-journaliste chez Fleurus jeunesse puis La Vie du rail, toujours militant CFDT et ex-président du Syndicat des journalistes français, le droit d’informer est majeur en démocratie.

 » Je trouve que se battre pour le droit d’expression est légitime et nécessaire mais dans le cas présent : l’assassinat d’un professeur sous le prétexte d’avoir montré les caricatures de Mahomet, on devrait évoquer et défendre le droit à l’information indispensable en démocratie. Le besoin d’être informé pour développer un jugement et un esprit critique.

 » Nous te saluons, camarades, nous tes amis, tes frères et sœurs de classe préparatoire, de l’Université, des premiers pas dans le métier de professeur d’histoire et de géographie », entamait Christophe Capuano dans son hommage à Samuel Paty le 21 octobre dans la cour de la Sorbonne ( © DR Mairie Conflans-Sainte-Honorine ).

Pour Pierre Marin, ex-journaliste chez Fleurus jeunesse puis La Vie du rail, toujours militant CFDT et ex-président du Syndicat des journalistes français, le droit d’informer est majeur en démocratie

 » Les caricatures de Mahomet, on en parle depuis qu’elles ont été le mobile revendiqué pour assassiner il y a cinq ans les journalistes de Charlie. Au procès qui se déroule aujourd’hui on les évoque parmi les pièces à conviction. Alors on montre les images des victimes, l’état des locaux après l’attentat et on ne pourrait pas montrer le mobile ?

C’est pourtant le minimum d’une information complète du jury et du public. En les republiant Charlie ne fait que son devoir d’information. Pourquoi ont-ils été victimes de deux assassins, pourquoi y-a-il un procès ?  » C’est pour ça « . Ne pas montrer ces caricatures, c’est en faire un grand méchant loup qu’on ne voit pas et dont on se sert pour effrayer les enfants, c’est créer un ange exterminateur qui fond vers une victime qui l’a évoqué de façon incorrect ou s’est moqué de lui.

Comme Pierre Marin et Fabrice Nicolino, Bernard Maris (Oncle Bernard) était membre de la CFDT dont il avait été candidat aux élections de la Commission de la carte d’identité des journalistes professionnels ( © DR Babelio ).

 » Le devoir des journalistes, des enseignants ce n’est alors surtout pas de brandir les caricatures comme un emblème de la République ou pire, comme la bannière de la laïcité – brandir Mahomet (fut-ce en caricature) comme symbole de la laïcité serait pour le moins cocasse.

N’a-t-on pas mis la tête dans le sable pour ne pas dire ce que l’on voyait et sentait ? ( © Pierre Nouvelle/ DR Charlie hebdo ).

 » Non il faut, à l’image de l’enseignant dans son cours, redonner aux caricatures leur juste place : celle de dessins, à peine plus grand qu’une demi-page de cahier, qui sont des documents permettant de comprendre le monde d’aujourd’hui.

On peut évidemment informer que ce document suscite chez certains musulmans une source de scandale, mais sans manquer d’ajouter que le vrai scandale est d’assassiner des hommes et des femmes dont la mission est d’informer et d’enseigner.  »


À l’occasion de l’hommage national rendu à Samuel Paty, L’Arrière-Cour publie une BD réalisée en 2015 par Yan Le Pon sur l’apprentissage de la liberté d’expression dans deux lycées de l’agglomération lyonnaise ( © DR/ Yan Le Pon )

Notre confrère Raphaël Ruffier, fondateur et rédacteur en chef du média en ligne L’Arrière-Cour a publié l’édito suivant.

Depuis plusieurs dizaines d’années, des journalistes interviennent devant des élèves pour faire mieux comprendre le rôle de la presse et la profession de journaliste ( © DR/ Reporters solidaires )

 » Pour une fois, j’emploierai la première personne du singulier. Un « je » de modestie pour signaler un texte qui n’a d’autre prétention que de livrer un témoignage, en espérant qu’il soit utile, quelques jours après l’assassinat d’un enseignant, mort de n’avoir fait que son devoir. Voici cinq ans, au lendemain des attentats à Charlie Hebdo, j’avais pris l’engagement de répondre à toutes les invitations des établissements scolaires de l’agglomération.

À l’image de nombreux confrères, je suis intervenu depuis dans des dizaines de classes, échangeant avec plus d’un millier d’élèves du CM2 à l’université, comme la semaine dernière encore au collège Alain à Saint-Fons, à l’invitation de l’association Reporters solidaires. Je ne pense pas que les journalistes soient forcément les mieux placés pour apprendre les règles de la liberté d’expression aux élèves. Enseigner est un métier, l’un des plus beaux, et ce n’est pas le nôtre.

Mais les enseignants qui nous invitent nous font l’honneur de penser que notre parole peut être complémentaire et utile, surtout lorsqu’il s’agit d’aborder ces sujets sensibles avec les classes prétendument les plus « difficiles ». Ce sont celles que j’affectionne le plus, sans doute parce que j’y trouve régulièrement des talents journalistiques qui s’ignorent et dont la profession – en cruel manque de diversité – aura profondément besoin demain. J’ai la fierté de penser que j’ai parfois participé à faire comprendre à certains jeunes qu’ils et elles n’étaient pas exclus de la citoyenneté, qu’ils et elles avaient leur mot à dire et leur rôle à jouer. Comme j’ai le sentiment aussi d’avoir parfois réussi à gratter derrière les couches d’autocensure de quelques « bons » élèves, qui avaient intégré l’idée tout aussi mortifère qu’il était des sujets sur lesquels il valait mieux éviter de chercher à débattre. « Ce jour-là, il n’y avait plus de « nous » et de « eux », mais une jeunesse de France unanime et déterminée.

 » De cette expérience est tirée la BD de Yan Le Pon, initialement publiée en janvier 2016 dans Lyon Capitale, dont j’étais alors rédacteur en chef. Je lui avais proposé en novembre 2015 de m’accompagner dans deux classes de lycées de l’agglomération, et il en avait tiré ce récit, qu’il a accepté de voir republié cinq ans plus tard dans L’Arrière-Cour.

Par un hasard des plus morbides, la première intervention avait eu lieu le vendredi 13 novembre, quelques heures avant les attentats de Paris et du Bataclan. La seconde, planifiée le lundi 16 novembre, aurait dû être annulée, comme l’avait demandé le rectorat. Mais la direction de l’établissement l’avait courageusement maintenue, nous permettant de constater tout le chemin parcouru en quelques heures. Ce jour-là, il n’y avait plus de « nous » et de « eux », mais une jeunesse de France unanime et déterminée face à des terroristes qui l’avaient prise pour cible.

Depuis le 16 octobre 2020, les enseignants de tous niveaux se sont mobilisés pour réaffirmer l’importance et le sens de leur profession ( © DR/ France 24 ).

 » Bien sûr, l’émotion est retombée, des tensions sont revenues, mais de ce que j’ai pu constater dans les classes ces dernières années, ce qui est raconté dans cette BD me semble toujours vrai. Non, nous ne sommes pas revenus complètement en arrière. J’ai le sentiment qu’il est moins difficile aujourd’hui qu’hier de faire comprendre les enjeux de la liberté d’expression aux classes. Je n’ai pas dit que c’était facile. Nous partions de loin et nous ne sommes certainement pas arrivés.

Comme tout combat éducatif, il se doit d’être constamment renouvelé, et même réinventé. Comme tout combat éducatif, il n’est pas mené partout avec la même conviction ; il comporte son lot de « trous dans la raquette », de lâchetés et de renoncements. Mais il serait faux de penser qu’ils sont la règle. Partout où j’interviens, je continue de constater au contraire le courage des enseignant.e.s et des documentalistes, qui ne ménagent pas leurs efforts. Certains polémistes assurent que l’on n’ose plus parler de Charlie Hebdo en classe ? Je peux témoigner de l’avoir vu affiché dans tous les établissements où je me suis rendu. Beaucoup m’ont en revanche confié le manque de soutien de la part de leurs autorités de tutelle. Spontanément, le rectorat ne semble pas faire une immense confiance aux journalistes…

Apprendre la liberté d’expression

 » Certains médias ne nous aident pas toujours à leur donner tort. En la matière, je ne revendique rien, j’essaie de faire mon devoir en me rendant utile. Ce n’est pas à nous, journalistes, de définir quel rôle nous pouvons jouer dans les classes et à quelles conditions. Je n’ai jamais demandé de rétribution en retour de mes interventions. En juin dernier, avec l’avocate Claire Filliatre et la société de conception de jeux de société éducatifs Concepto, nous avons répondu à un appel à projets du ministère de l’Éducation nationale autour de la liberté d’expression.

Puisque la liberté d’expression obéit à des règles, parfois complexes et subtiles, et que certains en jouent pour diviser la société, nous avions imaginé un concept de jeu, baptisé provisoirement « Bachibouzouk, ou l’art de s’invectiver en respectant scrupuleusement la loi », qui permettrait à chaque élève de s’approprier ces règles et de briser l’idée mortifère en démocratie que la liberté d’expression, « c’est pour les autres ».

L’idée n’a pas été retenue, c’est presque un soulagement tellement nous sommes accaparés depuis par des projets éditoriaux dont nous aurons l’occasion de reparler. Si quelques chapeaux à plumes relisaient aujourd’hui notre dossier et le trouvaient finalement utile, nous n’aurions pas le temps de le mener à bout… mais nous trouverions tout de même ce temps. Comme à chaque fois que l’on invitera la rédaction de L’Arrière-Cour dans une classe. Parce qu’il y a tant et tant de Samuel Paty et que nous ne saurions leur faire défaut. « 

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