Point de vue de Gaby Bonnand, ex-secrétaire national à la CFDT, retraité, délégué mutualiste, et investi au centre social de sa commune bretonne, créateur et animateur du média Ouvertures.over-blog.com
Esther Duflo vient de recevoir le prix Nobel d’économie 2019 attribué par la banque de Suède. Elle partage ce prix avec deux autres économistes, un indien et un américain, Abhijit Banerjee et Michael Kremer, pour leurs travaux concernant la lutte contre la pauvreté. Cette économiste française, qui fut membre de l’équipe de Barak Obama méritait bien cette reconnaissance par la vision nouvelle qu’elle propose.
Peu m’importe, pour l’objet de ce papier, que ce prix soit contesté. Il met en lumière des travaux importants de cette économiste qui, depuis longtemps a fait de la lutte contre la pauvreté et de l’évaluation des politiques en la matière, l’objet de ses recherches.
J’ai eu l’occasion de rencontrer Esther Duflo à la charnière des années 2000/2010, dans le cadre du « fond Danone Ecosystème[1] ». A l’époque elle avait publié à la République des idées, Le Seuil, 2 livres[2] reprenant quatre leçons inaugurales données au Collège de France en Janvier 2009 dans le cadre de la chaire annuelle « Savoir contre Pauvreté » dont elle était la première titulaire.
Le fait de connaitre un peu le ou les lauréats-tes d’un prix retient un peu plus l’attention. C’est ainsi que j’ai ressorti de ma bibliothèque ses 2 livres que j’ai relu. Ces derniers sortis en Janvier 2010 et retraçant son travail de recherche, me semblent d’une terrible actualité, non seulement pour les politiques d’aide au développement, mais également pour éclairer les politiques nationales en matière de lutte contre le chômage, l’exclusion ou la pauvreté.
Rendons aux pauvres la lutte contre la pauvreté
Dans un contexte de pessimisme sur les performances de l’aide internationale dans la lutte contre la pauvreté, nous dit l’auteur, les acteurs de la lutte contre la pauvreté se sont donnés la devise « Rendons aux pauvres la lutte contre la pauvreté » pour développer des actions de lutte contre la pauvreté. Les travaux de recherches d’Esther Duflo se sont attachés à suivre et à évaluer des expérimentations de lutte contre la pauvreté dans les domaines de la santé, de l’éducation, du microcrédit ou de la corruption.
Les expérimentations mises en œuvre et évaluées sont essentiellement de l’initiative d’ONG et rarement des gouvernements, constatent Esther Duflo. Ces expérimentations montrent qu’il est possible d’améliorer l’accès des plus pauvres à des systèmes de santé, d’éducation, comme il est possible de permettre aux plus pauvres d’accéder aux crédits. Elles montrent aussi que des idées reçues doivent être combattues, comme celles par exemple que la gratuité aurait un effet négatif sur l’implication des individus dans leur prise en charge.
En effet plusieurs expérimentations dont une au Kenya concernant des moustiquaires imprégnées d’insecticides, rapportées par l’auteur dans le premier livre[3], sont assez éloquentes. Pour Esther Duflo ces expérimentations montre que « loin de décourager les achats futurs, comme le craignent ceux pour qui la distribution gratuite risque d’entrainer une culture de la dépendance, la gratuité, en donnant aux familles l’occasion d’essayer un nouveau produit, les rend plus disposés à payer pour l’obtenir[4] ».
Si toutes ces expérimentations et actions engagées par les ONG le plus souvent, se révèlent utiles, rien ne sera durable s’il n’y a pas un plus grand investissement des pouvoirs politiques pour définir ce que la société attend de cette lutte contre la pauvreté afin d’organiser la société « autour de ces priorités[5] ».
La nécessité de politiques publiques de plus grande ampleur
Esther Duflo va même plus loin. Elle dit que le slogan « rendre aux pauvres la lutte contre la pauvreté » qui inspire une grande partie des actions conduites aujourd’hui et qu’elle et ses équipes de chercheurs ont suivi et évalué, peut même être potentiellement dangereux si il n’y a pas derrière, des politiques publiques de plus grandes ampleurs.
En effet ces expérimentations qu’elles soient dans le domaine de la santé, de l’éducation, du micro crédit ou de la lutte contre la corruption reposent essentiellement sur l’investissement et l’implication des gens auxquels s’adressent ses actions, donc aux pauvres.
Il ne s’agit pas de dire que les personnes concernées ne doivent pas s’impliquer. Certainement pas. Mais, constate Esther Duflo, il y a un paradoxe : Alors que plus un pays s’enrichit plus les individus sont pris en charge et accompagnés dans des décisions qui concerne leur vie au quotidien, on veut faire reposer le maximum de responsabilités sur les individus quand ils sont pauvres. Pour Esther Duflo « L’idée que pour résoudre le problème de la pauvreté, nous devrions confier aux pauvres encore plus de responsabilités, parait absurde ».
Comme la réforme de l’assurance-chômage
Je ne peux m’empêcher de lire au regard de cette grille de lecture la réforme de l’assurance chômage. L’idée qui inspire cette réforme est bien celle qui consiste à considérer que plus il y aura de contraintes sur le chômeur lui-même, plus il sera en situation de se prendre en charge pour trouver du travail. En fait, pour les penseurs de la réforme, à l’instar de ceux qui prônent l’idée de « rendre aux pauvres la lutte contre la pauvreté » dans le domaine de la lutte contre la pauvreté dans le monde, ils ont rendu aux chômeurs la lutte contre le chômage. Ce qui signifie tout simplement un désengagement de la puissance publique. Pire c’est sortir un pan de la protection sociale de l’espace sociale où doit s’exercer une responsabilité collective.
Ce discours sur la responsabilité, sur les devoirs de la part des responsables politiques et économiques principalement, à l’adresse des précaires, chômeurs, pauvres qu’à ceux qui sont les gagnants du système, comme si ceux-ci avaient moins de devoir que les autres. Vision condescendante de plus en plus inacceptable
S’attaquer réellement aux causes
Comme le rappelait Thomas Piketty lors de sa conférence débat sur son livre[6] à Rennes, ce sont ceux qui grâce à leur fortune, ont mis à l’abri du besoin leurs descendants qui sont le plus critiques sur un revenu universel qui selon ceux-ci, susciterait chez les bénéficiaires, l’oisiveté.
Il est plus que temps que nous décalions notre regard et notre vision du développement pour s’attaquer réellement aux causes des maux qui minent la solidarité et la démocratie.