Par Stéphane Thépot, journaliste
Comme Bernard Maris, Stéphane Thépot est Toulousain. II assure dans la ville rose le correspondance pour le Monde et le Point. Ils se sont beaucoup côtoyé. Notre confrère témoigne du grand journaliste, pédagogue, acteur de l’éducation populaire qu’était Oncle Bernard, notre confrère, notre camarade, notre ami. Pierre Samson, dessinateur de presse le fait aussi à sa façon au bas de cette page.
Il ne faut pas toujours prendre les notices nécrologiques pour argent comptant. L’oncle Bernard serait mort à Paris, fauché par une rafale de kalachnikov avec ses ami(e)s de Charlie à l’âge de 68 ans. C’est une (mauvaise) blague ? Un nouvel épisode parodique de la série-culte Jean-Michel Ribes qui aurait réussi à pirater les chaînes d’info en continue ?
Ils ont touché mon pote, mes neveux. Flingué la petite main jaune de Fatima qui fleurissait à l’époque d’un autre « Tonton ». Bernard, simple maître de conf’ à l’institut d’études politiques de Toulouse, parlait mine de rien déjà d’écologie en tentant de nous expliquer la nécessité d’intégrer le coût des externalités en macroéconomie. Nous avions 20 ans, on fumait au fond de l’amphi en écoutant ce prof captivant et déroutant qui trouvait toujours des exemples concrets pour illustrer une matière réputée hermétique. Les chiffres, les maths, ces calculs obscurs d’économétrie, c’était bon pour « la maison d’en face », cette fac d’éco qui se préparait déjà à entrer dans la compétition universitaire mondiale en appliquant les recettes néoclassiques importées de Chicago. Bernard Maris ne se contentait pas de nous raconter avec jovialité la pensée de Marx ou les ordonnances du bon docteur Keynes, son maître, pour tempérer la fièvre du capitalisme triomphant.
A l’heure où Pernod-Ricard ou Coca-Cola sponsorisent des chaires de recherche dans les grandes écoles, vous en connaissez beaucoup, des universitaires qui sont aussi actionnaires d’un journal ? Des économistes agrégés qui préfèrent investir dans un vilain petit canard bête et méchant que dans des revues scientifiques à comité de lecture pour décrocher le prix Nobel ? Des écolos qui prêchent la décroissance non pas aux néo-ruraux convaincus des vallées reculées de l’Ariège, mais en se présentant aux élections dans le XVIe arrondissement de Paris ? Bernard Maris était unique. Insaisissable et iconoclaste. Terriblement attachant.
Les articles parus dans l’urgence de sa cruelle disparition font mine de s’étonner du grand écart entre ses récentes fonctions de conseiller de la Banque de France et ses chroniques au vitriol. Mon cher prof de Sciences-Po s’était signalé dès 1990 par un premier bouquin d’une ironie mordante dénonçant ces « économistes au-dessus de tout soupçon » qui se plantaient avec une belle régularité dans leurs prédictions à la manière des docteurs Diafoirus de Molière. Sa lecture, jubilatoire, préfigurait déjà le ton inimitable des chroniques de l’Oncle Bernard. Invité au micro de la petite radio catho où je travaillais alors, nous avions poursuivi la discussion au rade de la place de la Daurade où Nougaro venait encore régulièrement commencer sa tournée des bistrots. Le tutoiement s’est imposé d’emblée.
Tu m’avais parlé du Pérou où tu te rendais régulièrement, de ton investissement humanitaire dans les favelas et de ton rêve de reconstruire ce pays sur la base de l’économie informelle des bidonvilles. Tu as dû bien te marrer quand on t’as collé l’étiquette « antilibérale » sous prétexte que tu avais rejoins le comité scientifique d’ATTAC. Mais rire jaune quand l’écrivain Mario Vargas Llosa, que tu avais soutenu contre Fujimori à Lima, s’est rapproché de l’intransigeance ultralibérale de « Maggie » Thatcher à Londres. Je sais ta déception quand Jacques Delors, à qui tu avais consacré un subtil essai biographique, a finalement renoncé à descendre de son olympe européen pour revêtir le costume improbable de ce candidat « d’union nationale » dont on nous rebat les oreilles depuis ta disparition. Il paraît que tu ne pariais plus un kopeck sur notre monnaie commune. Mais je te fiche mon billet que la ville de Toulouse et son université désormais « fédérative » n’oseront pas donner ton nom à un amphi du futur bâtiment de la Toulouse School of Economics.
Pierre Samson, dessinateur de presse et fondateur de feu-Satiricon, trimestriel satirique de Toulouse auquel collaboraient plusieurs dessinateurs, dont le regretté Tignous.