Point de vue de Gaby Bonnand, ex-secrétaire national à la CFDT, retraité, délégué mutualiste, et investi au centre social de sa commune bretonne, créateur et animateur du média Ouvertures.over-blog.com
Cette expression « La pensée en pièce détachée » n’est pas de moi. Je l’emprunte à Edgar Morin. C’est le titre d’un des sous-chapitres de son livre « Terre-Patrie » paru en 1993. Vingt-six ans déjà et j’ai le sentiment que ce qui est dit dans ce livre est très actuel. Je conseille aux lecteurs de ce papier de reprendre ce livre et de le relire. Vingt-huit ans après, il apparaît comme une prophétie dans beaucoup de domaines.
Le propos de ce papier n’est pas de faire une fiche de lecture du livre. Mais à l’époque lorsque je l’avais lu, il m’avait beaucoup aidé à alimenter ma réflexion à partir de l’action syndicale dans laquelle j’étais engagée. Je veux faire part de quelques passages qui m’avaient fortement stimulé à l’époque, pour alimenter aujourd’hui ma réflexion sur les questions de protection sociale.
« La machine artificielle est composée d’éléments extrêmement fiables. Toutefois, la machine dans son ensemble est beaucoup moins fiable que chacun de ses éléments pris isolément. Il suffit d’une altération locale pour que l‘ensemble se bloque, tombe en panne, et la machine ne peut se réparer que par une intervention extérieure.
La machine artificielle ne peut tolérer ni intégrer le désordre. La machine artificielle est faite d’éléments hautement spécialisés et est voué à des taches spécialisées… La logique de la machine artificielle, quand elle est appliquée à l’Humain ignore l’individu vivant et sa qualité de sujet, donc les réalités humaines subjectives ».
A la lumière d’Edgar Morin
Notre système qui est une « machine » que nous avons construit au fil des décennies. Elle est aujourd’hui composée de plusieurs « éléments » très sophistiqués très fiables mais très fragiles. Un certain nombre d’entre eux ont au cours de leur histoire amélioré leur propre performance pour répondre à des besoins nouveaux. Mais plus les secousses qu’ont connues les individus dans leur parcours professionnels et de vie, sous les effets notamment des évolutions sociales, économiques, technologiques et démographiques, plus les différents « éléments » se sont sophistiqués.
Au fur et à mesure de ces évolutions les différents «éléments» de notre « machine » protection sociale ont accru leur spécialité chacun dans leur domaine : santé, assurance maladie, chômage, retraites, famille… Et progressivement une impression de perte de contrôle de la machine s’installe.
Nous avons poussé la spécialisation très loin en remplaçant un des « éléments » de la « Machine » par plusieurs « éléments hyper-spécialisés » comme dans le domaine de la santé, avec un « élément « Hôpital » dont la rationalisation de ces dernières années, conduite sous contrainte budgétaire, place ce dernier à la lisière de la déflagration, un « élément Médecine de ville » empêtré dans une logique conventionnelle bureaucratique incapable de faire face à la demande des populations dans un certain nombre de territoires et dont l’incapacité de communication avec la « l’élément Urgence » met ce dernier au bord de l’explosion. Nous pourrions poursuivre avec le médicament, le développement des différentes spécialités…
Cette hyperspécialisation nous la connaissons également dans le domaine du chômage. De « l’élément » créé en 1958, nous en avons créé trois. Un, géré par les partenaires sociaux, qui indemnise les chômeurs qui ont acquis des droits, un autre géré par l’État qui verse une allocations aux chômeurs ne pouvant plus bénéficier des indemnités, un troisième géré par les conseils départementaux et les CAF, pour verser le revenu minimum RSA. Le tout donne une grande illisibilité provoquant notamment des ruptures de droits lorsque les individus changent de situations.
Chacun des « éléments » créés de notre grande « Machine » Protection sociale, au fur et à mesure de leur spécialisation, sont devenues tellement spécialistes de leur domaine que la « Machine » n’a pu intégrer de nouvelles productions pourtant utiles. Alors nous avons créé d’autres « éléments ». Un pour traiter des questions de la dépendance liée au vieillissement et au handicap, d’autres pour lutter contre l’exclusion et la pauvreté… L’inertie devient telle que la « Machine » a de plus en plus de mal à être efficace.
Nous avons aujourd’hui autant « d’éléments » spécialisées correspondant à différentes situations que l’individu peut connaitre dans sa vie. Mais la machine se bloque. Elle se grippe. Elle fonctionne mal. Elle a du mal à jouer le rôle d’intégrateur de tous dans notre société, laissant des hommes et des femmes aux marges de la société. Le taux de pauvreté qui augmente en France depuis les années 2000 a encore progressé de 0,6 point en 2018, pour atteindre 14,7 % de la population[1], alors que dans le même temps le 57 % et 70 %[2] des personnes pouvant prétendre à l’aide à la complémentaire santé ne la demande pas. Ce chiffre est de 30 % pour le RSA socle[3]. Et selon l’Odenore[4]ce non recours représente plus de 12 Milliards €.
Ces « boggs » de la « Machine » ne sont pas dus à un manque de sophistication des différents éléments. Au contraire c’est l’hyperspécialisation des différents éléments qui se heurtent à la réalité et au vécu des individus qui ne sont pas une addition de cases, mais des hommes et des femmes avec des parcours de vie complexes. Alors la rationalisation à outrance et l’hyperspécialisation qui se traduisent par l’assignation d’objectifs précis à chacun des « éléments » fait gripper la « Machine »
- Les urgences sont débordées par des patients qui ne trouvent pas en ville une offre capable de répondre à leurs demandes.
- le recul de l’âge de la retraite pour équilibrer la « l’élément Retraite», se traduit par une augmentation du nombre de séniors au chômage et vient déséquilibrer « l’élément Chômage »: (60,2% des plus de 55 ans étaient au chômage depuis plus d’un an en 2018 contre 41,8% pour l’ensemble des chômeurs de 15 à 64 ans[5]), une progression des arrêts de travail de longue durée qui viennent percuter « l’élément » Assurance Maladie » (Les personnes de plus de 60 ans représentent 7.7 % des montants indemnisés en arrête de travail longue durée en 2016, contre 4.6% en 2010[6])
- La réforme de l’assurance chômage qui va entrer en application en Novembre 2019 va réduire drastiquement les indemnités de nombreux chômeurs tandis que d’autres ne seront pas admis alors qu’ils auraient pu y prétendre avec les règles précédentes. Les comptes de « l’élément Chômage » seront probablement redressés tandis que ceux des «éléments Assurance Maladie et RSA » seront percutés de plein fouet.
Nous sommes au bout d’un modèle où il devient difficile de toucher à chacun des éléments de manière séparée sans avoir des répercussions sur les autres, au risque d’accentuer encore rationalisation et hyperspécialisation des différents « éléments », au détriment du fonctionnement de la « Machine » toute entière.
Alors que faire ? Il n’y a pas de solutions miracles. Mais nous devons reprendre le contrôle de la « Machine ». Pour cela, il est urgent de repenser la protection sociale autrement que de manière parcellaire. Nous avons besoin d’une pensée plus globale des objectifs que nous voulons donner à la « Machine » Protection Sociale, pour ensuite reconsidérer les différents éléments. Il nous faut en quelque sorte inverser notre schéma de pensée et donc notre manière de faire.
Notre système de protection sociale et la manière de l’aborder se trouve pris dans une logique proche de ce que disait il y a 26 ans Edgar Morin, à propos de la logique sociétale dans laquelle nous nous trouvons de plus en plus prisonnier.
« Une logique qui développe le programme au détriment de la stratégie, l’hyperspécialisation au détriment de la compétence générale, la mécanicité au détriment de la complexité organisationnelle : La stricte fonctionnalité, la rationalisation et la chronométrisation qui imposent l’obéissance des êtres humaine à l’organisation mécanique de la machine… » L’extension de cette logique poursuit Edgar Morin « contribuent fortement à la régression démocratique dans les pays occidentaux où tous les problèmes devenus techniques échappent aux citoyens au profit des experts et où la perte de la vision du global et du fondamental laisse libre cours non seulement aux idées parcellaires les plus closes mais aussi aux idées globales les plus creuses, aux idées fondamentales les plus arbitraires ».
Si à l’impossible nul n’est tenu, l’aveuglement n’est pas non plus irréversible !
[1] Observatoire de la pauvreté, 2 Mai 2018
[2] Fond CMU
[3] DREES
[4] Observatoire Des Non Recours aux Droits et Services
[5] Chiffre INSEE
[6] Etude de l’Assurance Maladie