Presse et journalistes sur le grill

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Reportage de Jean-François Cullafroz, journaliste professionnel honoraire, carte de presse 49272

Le Monde, daté du 22 juin mais mis en ligne dès la fin de matinée du 21 juin, puis vendu en kiosque, a ouvert un nouveau round entre la classe politique et les journalistes (© Pierre Nouvelle).

Le Monde, daté du 22 juin mais mis en ligne dès la fin de matinée du 21 juin, puis vendu en kiosque, a ouvert un nouveau round entre la classe politique et les journalistes (© Pierre Nouvelle).

Les révélations du Canard enchaîné ou de Médiapart ont fait basculer la campagne électorale présidentielle. Puis, à peine constitué, le nouveau gouvernement a vu trois de ses ministres étrillés pour la gestion des assistants parlementaires européens du Modem. Lorsque l’on ajoute à cela la diffusion en boucle d’informations pas toujours vérifiées ou de commentaires à chaud improvisés par des chaînes d’information en continu, on ne s’étonne pas que la défiance du public aille croissant. D’autant que lecteurs et téléspectateurs mélangent parfois la politique développée par un propriétaire de médias et l’exercice propre de la profession par les journalistes. La déclaration de François Bayrou en s’en prenant à la presse et aux sycophantes qui l’alimenteraient, le Garde des sceaux, donne un tour nouveau au dénigrement des journalistes. Décryptage.

mercredi 20 juin 2017, 17h10, le garde des sceaux devant son honneur face aux dénonciations et à l'inquisition dont la presse seraient le vecteur (© Pierre Nouvelle).

mercredi 20 juin 2017, 17h10, le garde des sceaux devant son honneur face aux dénonciations et à l’inquisition dont la presse seraient le vecteur (© Pierre Nouvelle).

En place depuis un mois à peine, quatre ministres ont successivement démissionné. L’un, Richard Ferrand, pour des actes de gestion dune mutuelle bretonne dont il a été le président, et trois autres (Sylvie Goulard, Marielle de Sarnez et François Bayrou) pour la gestion des assistants parlementaires européens par leur parti, le Modem. Comme pour les mêmes collaborateurs européens du Front national, et comme pour l’affaire Fillon, ce sont nos confrères et consœurs qui sont à la manœuvre. La cellule investigation de France Inter pour le dernier cas d’espèce, le Canard enchaîné et Médiapart pour les cas plus anciens.

La liberté des journalistes et leur devoir d’investiguer

D’aucuns pourront parler d’acharnement, de cabales, de mauvais procès… Il reste que, contre vents et marées, les pressions (la dernière en date connue étant celle de François Bayrou auprès de la direction de Radio France) n’auront pas fait plier la liberté des journalistes.

C'est à l'occasion d'une conférence de presse que le Garde des sceaux a choisi de rappeler la médias à l'ordre (© Pierre Nouvelle).

C’est à l’occasion d’une conférence de presse que le Garde des sceaux a choisi de rappeler la médias à l’ordre (© Pierre Nouvelle).

 

Et pourtant, « on n’a jamais connu de telles attaques contre la presse », souligne Jean-Marie Charon, professeur à l’EHESS et spécialiste des médias. Et il est vrai que la séquence vécue depuis un an a donné lieu, en particulier dans la dernière période électorale, à un déchaînement sans précédent, au point que des candidats à la magistrature suprême ont cru bon de faire siffler les professionnels venus couvrir leurs meetings.

« Pour nous, ce dénigrement inédit de la part de responsables politiques qui ne se situent pas au extrêmes est extrêmement préoccupant. Il participe d’un désaveu croissant à l’égard des journalistes enregistré depuis plusieurs années », souligne Thierry Boussier, journaliste à Radio Résonance à Bourges, et représentant CFDT au sein de l’Observatoire de la déontologie de l’information (ODI), un organisme créé à partir d’une idée de la CFDT-Journalistes.

Si l’écart entre les informations produites et les attentes du public est manifeste, les conséquences des évolutions économiques de ce secteur d’activité sur la qualité de l’information est aussi patente. La situation de la presse au 19e siècle, puis, au 20e siècle, le lien entre des grands journaux nationaux et les puissances d’argent (on parlait alors du Comité des forges) a pris un nouveau tour dans les années 2000.

La diversité de la presse écrite issue de la Résistance, et incarnée à la Libération par un foisonnement de journaux  d’opinion s’est déployée grâce à des ordonnances gaulliennes garantissant le pluralisme. Elle a cédé la place, dès le milieu des années 1960, à une concentration des quotidiens régionaux et au démantèlement de la radio-télévision publique (ORTF) en 1974. Paradoxalement, la libération des ondes en 1982, mise en œuvre par le premier septennat de François Mitterrand, a fait émerger de nouveaux canaux d’expression et en même temps, a ouvert la voie aux investisseurs privés et à la publicité. Et la loi Léotard de 1986 a renforcé cette tendance.

Avec la prise en mai de Canal =, I Télé et sa réaction inflexible à la grève des journalistes, a été clairement posée la question de la propriété des médias par des capitaines d'industrie (© Pierre Nouvelle).

Avec la prise en mai de Canal + et I Télé et sa réaction inflexible à la grève des journalistes, a été clairement posée la question de la propriété des médias par des capitaines d’industrie (© Pierre Nouvelle).

La propriété unifiée des tuyaux et des contenus

C’est avec ses antécédents que l’on peut situer le contexte actuel qui a vu diminuer le nombre de source d’informations fiables alors même que se multipliaient les canaux de diffusion, et se concentraient la détention de la presse écrite, audiovisuelle et numérique entre quelques mains. Sans parler des « vérités alternatives », ces « fake news » qui ont traversé l’Atlantique.

Lors d’une printanière journée d’études régionale de la CFDT-Retraités à Lyon, Marie-Martine Chambard, ex-journaliste à France 3 Rhône-Alpes et militante CFDT, rappelait qu’aujourd’hui, « quelques oligarques possèdent la majorité des médias ». Un fait étayé par Laurent Mauduit, journaliste à Médiapart, dans Main basse sur l’information, une enquête publiée en novembre 2016.

Qui veut tuer son chien, l'accuse de la rage, déclarait Molière rappelait une maxime du 13e siècle... Le fort lettré qu'est François Bayrou n'a-t-il pas laissé entendre la même chose (© Pierre Nouvelle).

Qui veut tuer son chien, l’accuse de la rage, déclarait Molière rappelait une maxime du 13e siècle… Le fort lettré qu’est François Bayrou n’a-t-il pas laissé entendre la même chose (© Pierre Nouvelle).

Ce confrère détaille les avoirs en matière de médias de Bernard Arnault (Les Echos, Le Parisien-Aujourd’hui en France, Radio Classique, LVMH-Dior), du trio Berger-Niel-Pigasse (Groupe Le Monde, Nouvel Obs, Radio Nova, Free), Vincent Bolloré (Canal +, C News, C News matin, Vivendi, Daily motion, Havas), Martin Bouygues (TF 1-LCI, Bouygues télécom, BTP), Serge Dassault (Le Figaro CCM Benchmark, Dassault aviation), Patrick Drahi (BFM, RMC, Libération, L’Express, SFR), Arnaud Lagardère (Paris Match, Le JDD, France Dimanche, Europe 1, Virgin radio, RFM, Gulli, EADS), François Pinault (Le Point-Gucci-Le Printemps-Fnac-Redoute), et dans une moindre mesure Bernard Tapie (La Provence…). Il faut ajouter à ces grands noms des milieux économiques le groupe belge Rossel (Voix du Nord, Courrier Picard) et Beterslmann, propriétaire de RTL, Fun radio et de M 6.

« Quand le propriétaire d’un journal est aussi à la tête d’une des premières fortunes de France, la rédaction a la tâche particulièrement difficile pour relater les informations économiques », insiste Frédéric Marion-Garcia, secrétaire général de CFDT-Journalistes. Et les cas ne sont pas uniques, sans parler des opérateurs de télécommunications dont la présence est prégnante dans le secteur des médias, ou de grands patrons de presse vivant aussi de commandes publiques, dans le secteur de l’armement par exemple.

Avant de fusionner définitivement en 1985 avec l'arrivée de Robert hersant, Le Progrès et le Dauphiné libéré ont connu de longues années de conflits; dont les lecteurs n'ont pas été bénéficiaires quant à la qualité de l'information? Aujourd'hui ces deux quotidiens rhonalpins sont partie intégrante du groupe Ebra (© Pierre Nouvelle).

Avant de fusionner définitivement en 1985 avec l’arrivée de Robert hersant, Le Progrès et le Dauphiné libéré ont connu de longues années de conflits; dont les lecteurs n’ont pas été bénéficiaires quant à la qualité de l’information? Aujourd’hui ces deux quotidiens rhonalpins sont partie intégrante du groupe Ebra (© Pierre Nouvelle).

La pression est subtilement sensible en région avec la concentration de la presse écrite, quotidienne ou hebdomadaire. Le poids de la famille Baylet (groupe des Journaux du Midi), Hutin (Ouest France), Caillard (La Montagne-Centre France) ou Hersant dans quelques Dom-Tom.

Il faut aussi compter avec l’emprise d’une grande banque comme le Crédit Mutuel sur les douze quotidiens régionaux du groupe Est-Bourgogne-Rhône-Alpes, particulièrement sensible de la frontière des Ardennes aux portes vauclusiennes de la Provence. Des inflexions que des lecteurs bretons ont déploré dans le traitement plutôt favorable aux initiatives de la Manif pour tous, ou lors de la censure dont a été victime la rédaction d’I Télé à l’occasion d’un reportage sur Michel Lucas, PDG du Crédit Mutuel.

Quelle liberté d’informer… ?

C’est d’ailleurs la reprise en main musclée des rédactions de Canal + et d’I Télé par  Vincent Bolloré, qui a mis le feu aux poudres. Mais une grève de plus d’un mois dans cette dernière chaîne de télévision a débouché sur le départ résigné des journalistes qui défendaient la liberté d’exercer leur profession. D’où l’amertume de journalistes partis fonder d’autres médias, et une certaine réaction de la profession. Ainsi, la CFDT-Journalistes s’est particulièrement mobilisée sur la protection des sources des journalistes et des lanceurs d’alerte, en amendant les projets de loi de Christiane Taubira d’abord, puis de Patrick Bloche ensuite.

« Si le texte inspiré par Patrick Bloche n’est pas totalement satisfaisant, nous agissons pour que les patrons de presse acceptent pour chacun de leurs médias une charte déontologique, comme l’impose la loi », rappelle Isabelle Bordes, une des deux élues CFDT à la Commission de la carte d’identité des journalistes professionnels (CCIJP). L’adoption de telle charte prenant appui sur la déclaration des droits et devoirs des journalistes de Munich serait à leurs yeux un atout pour garantir aux journalistes, qui vivent une précarisation croissante, la liberté de travailler, et notamment de mener des investigations.

la liberté de la presse et le libre exercice de la profession de journaliste se heurtent aux contraintes économiques qui touchent de plein fouet l'emploi et les salaires des journalistes (© Pierre Nouvelle).

La liberté de la presse et le libre exercice de la profession de journaliste se heurtent aux contraintes économiques qui touchent de plein fouet l’emploi et les salaires des journalistes (© Pierre Nouvelle).

… et dans quelles conditions matérielles ?

«  20 % des 36 000 journalistes vivent des difficultés croissantes, et il n’est pas rare que nous accordions une carte de presse pour un journaliste pigiste qui  touche un demi-Smic mensuel », renchérit Hakima Bounemoura, elle-aussi représentante de la CFDT à la CCIJP.

Dans les rédactions, les conditions de travail se dégradent tendanciellement, au fil du non-remplacement de départs en retraite, de remise en cause de jours de récupération, ou de la multiplication des tâches. En presse régionale, le journaliste est simultanément reporteur, photographe, journaliste reporteur d’image et webmaster. Aussi, la profession vit-elle durement tout à la fois le « média-bashing », et le cumul d’emplois de certaines stars de la profession qui jonglent sans vergogne dans la même journée entre chaînes publiques, radios privées et news magazines.

Heidi Yieng Kow, journaliste à Polynésie 1ere, chaîne du groupe France Télévisions, « le rôle des journalistes est indispensable sur un territoire de 5 millions de km2. Ce n’est pas toujours facile dans ces îles où, par exemple, nous devions résister aux pressions quand nous voulions parler de la contestation des essais nucléaires ou de la corruption ». Mais pour elle, il est aussi nécessaire de donner des informations sur la vie des Dom-Tom aux habitants de la Métropole. « Souvent, à Paris, on ne parle de nous que lorsqu’il y a des catastrophes climatiques, en termes de paradis fiscal ou de destination de vacances. En Outremer, il y a une vraie vie de la population, et nous comptons beaucoup sur les nouvelles orientations de France O », espère-t-elle.

Il reste que les contraintes économiques risquent d’être déterminantes pour l’avenir des médias, notamment écrits, et par conséquent de l’information. « La presse vit un moment crucial avec une baisse de ses ressources, notamment publicitaires, qui engendre une diminution des effectifs rédactionnels. Dans ce cadre, le numérique est un des enjeux et le public peut jouer un rôle en apportant des informations, faisant bénéficier de son expertise et en exprimant ses préoccupations aux journalistes », rappelle Jean-Marie Charon.

Et pour faire bonne mesure, le militant CFDT Thierry Boussier conclut : « la responsabilité des politiciens est engagée, la nôtre aussi. Il n’est plus possible de fermer les yeux sans nous interroger sur nos façons de faire notre métier de journaliste, dans la société d’aujourd’hui. »

Jean-François Cullafroz

 

Pour en savoir plus sur Internet

Main basse sur l’information, Laurent Mauduit, éditions Don Quichotte, 448 p ., 19,90 €.

Observatoire de la déontologie de l’information (ODI) : http://www.odi.media/ et

Patrick Eveno : https://www.youtube.com/watch?v=fl0MoXD9pJ0

CFDT-Journalistes : http://www.journalistes-cfdt.fr/

Jean-Marie Charon ; https://www.youtube.com/watch?v=c3iFoQPc1Xc

Thierry Boussier : https://www.youtube.com/watch?v=uB0LhxjlHkY

Isabelle Bordes : https://www.youtube.com/watch?v=TKBIGPX8-u4

Heidi Yieng Kow : https://www.youtube.com/watch?v=jL8y9cjD3jw

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